Il ajusta machinalement son casque, bien que celui-ci fût parfaitement attaché. Les balles des francs-tireurs sifflaient toujours. Combien de temps ça durait ? Il ne savait plus, tout semblait brouillé. Il rampa très lentement vers la cage d’escalier, en prenant soin, autant que possible, de rester dans l’angle mort par rapport aux fenêtres. Il maudit au passage l’architecte qui avait décidé de ces ouvertures. Son matériel, pourtant lourd, lui paraissait tel une plume emmenée par le vent. Il vit au loin un de ses collègues de l’armée tomber en se tenant la jambe. Il devinait au frétillement du corps que ça devait être la rotule qui avait été atteinte. Son index se posa, tremblant, sur la gâchette de son M16. Il avait envie de commencer à tirer partout, à dégager cette rage qui l’enserrait comme un boa. Il se ravisa rapidement. D’un coté il ne pouvait se permettre de gaspiller des balles inutilement. De l’autre, il devait se tenir le plus discret possible jusqu’à ce qu’il fasse nuit pour pouvoir se tirer de ce piège.
Il était bloqué dans cette zone qui est rapidement passée de zone d’affrontement frontal à une sorte de no man’s land, désertée par les terrocons qui étaient soit morts soit en fuite, et par la suite désertée par l’armée parce que trop exposée aux francs-tireurs. Lui « nettoyait » l’immeuble-refuge avec deux compagnons d’infortune. Sur l’escalier menant au premier étage, l’un d’eux s’approcha du cadavre d’un chiot. « Il me rappelle la peluche préférée de mon fils ». Sa voix était joyeuse, bien que mélancolique. Il lui semblait que ça faisait des décennies qu’il n’avait plus eu l’occasion de percevoir de la joie dans son intonation. Cette perception sonore fut vite envahie par une détonation. Le chiot était piégé. Il hurla « NON » quand le deuxième soldat se précipita vers la victime, mais c’était trop tard là aussi, le franc-tireur ne le loupa pas. Et puis le terrible engrenage s’enclencha, les francs-tireurs qui s’en donnent à cœur-joie, le déluge de feu de l’artillerie de l’armée, lui bloqué entre deux feux… Et puis la transformation de facto de la zone en no man’s land.
Quel temps allait-il faire cette nuit ? Déjà que les terrocons ont des lunettes à vision nocturne… Il s’imagina en train de regarder la météo à la télé. C’était sa fiancée qui annonçait le temps de cette soirée. Elle avait mis sa robe blanc cassé. Sa bretelle gauche tomba, comme toujours, mais cette fois il n’eut pas envie de la réprimander. Elle la rajusta et annonça une nuit très nuageuse, particulièrement au Nord. Merci mon amour ! Il devait encore patienter au bas mot 5 heures. Il essaya de dormir, mais se ravisa rapidement. Le silence était trop pesant pour pouvoir s’endormir. Il se rappela quand il montait vers le front, les klaxons des automobilistes, les V de la victoire, les encouragements, les saluts militaires… Lui faisait plus attention aux soldats dans le camion de transport. Celui qui était blême, celui qui souriait, celui qui fermait les yeux, celui qui saluait, celui qui faisait le V…
Il n’avait qu’une idée en tête avant de se lancer dans la bataille : revenir indemne. Quelques égratignures constituaient son seuil de tolérance. Donner sa vie pour la patrie faisait partie intégrante du métier qu’il a choisi, mais pour autant il voulait éviter cette situation. Dans le combat bien évidemment, il était loin d’être lâche. Mais est-ce que ça valait la peine de donner sa vie pour une bataille ? Il savait combien l’armée avait remporté de batailles, mais il savait aussi qu’elle n’a pas encore remporté de guerres. A supposer qu’il devienne vieux, est-ce qu’il verra la fin de la guerre ? Il était persuadé que non. Tomber en martyr… A quoi bon ? Pour qui ? Pour quoi ? Pour être rapidement supplanté par les martyrs de la prochaine bataille ? Pour faire la fierté de ses parents ? Il ne voulait cesser de les rendre fiers. Par son vécu, pas par son souvenir. Par sa présence, pas par son absence.
Toutefois la mort était encore plus supportable qu’une blessure irréversible. Il s’imagina sur sa chaise roulante. Qui le ferait passer ? Qui l’aiderait ? Où serait l’infrastructure de la reconnaissance? Où serait la solidarité à ce moment-là ? Il dirait « j’ai reçu ma blessure à Nahr El Bared, je peux passer », et il se verrait répondre « J’ai combattu à XXX en 2010 » ou 2011, 12… « Mon mari est mort dans cette bataille » « mon fils est mort à Souk el Gharb en 19XX », « mon père est devenu aveugle dans la bataille… ». Donc reste là où tu es et tais-toi. Non, décidément, les héros étaient trop éphémères au Liban. Ou trop nombreux. Autant donc livrer cette bataille jusqu’au bout, en sortir indemne et revenir au civil avec juste cette satisfaction personnelle d’avoir fait son devoir. L’héroïsme à la Libanaise il s’en passerait volontiers. Ca ne va que dans un sens. Avant la Star Academy, ce sont eux qui ont été les premières victimes du star system jetable. Il s’était donc battu pour lui, et uniquement pour lui. Il avait tué pour lui. Pour s’en sortir. Pour avancer. Pour continuer.
Encore 3 heures à tuer. Comment était la puanteur ? Il ne savait plus, il s’était habitué. Mais si quelqu’un était parachuté là, survivrait-il à l’odeur ? Combien de cadavres l’entouraient ? Pour couvrir le bruit des bombes autour de lui, il se remémora les larmes de sa mère et sa fiancée lorsqu’il leur annonça sa montée au front. La fermeté chevrotante de son père. La joie et la fierté de son petit frère. Celui- là… Déjà avant cette bataille il était le cauchemar des cours de recréations, à présent ça devait être le cataclysme. Il sourit.