Elle frappa à la porte. Deux coups. Pendant qu’elle attendait l’autorisation, elle remarqua qu’elle avait oublié de cirer ses chaussures. Elle fut remontée contre elle-même. « Ca fait une semaine que tu te dis de les cirer... Pas possible ça... ». N’ayant pas eu signe de vie, elle refit ses deux coups, sans en changer l’intensité. Un « Entrez » monotone s’échappa de l’intérieur. Elle ouvrit la lourde porte en bois, et entra en pensant si elle devait essayer un nouveau genre de cirage, plus résistant et moins brillant. Elle n’aimait pas la brillance trop prononcée que lui donnait les marques auxquelles elle s’essayait. Son pied droit glissa légèrement, mais elle se rattrapa. Visiblement, le parquet du bureau avait été ciré ce week-end. Un peu trop luisant à son goût.
« Fais attention. Ce n’est pas le moment de trébucher », lui lança le président avec un sourire narquois dévoilant des dents carnassières. Elle lutta pour chasser sa vision récurrente de sa tête, elle n’aimait pas s’imaginer en train de lui défoncer la mâchoire au marteau, mais c’était plus fort qu’elle. Elle remarqua, une fois ses esprits de nouveau en place, qu’elle visualisait le marteau rouillé cette fois, la manche en bois tellement usée que des échardes lui pénétraient la main, déchiquetant sa chair, disséminant sa chemises blanches d’une rivière rouge. Elle rationalisa sa vision en remarquant qu’elle avait ses règles. Armée de cette pensée, elle arriva aux cotés de la chaise posée en face du bureau du président. Un « Assied-toi » sec comme le gosier d’un ivrogne sans le sou la fit poser ses fesses flottantes dans une jupe noire à rayures blanches sur le siège en skaï. Le président reluqua ses fesses, se commémorant qu’elles étaient d’habitude parfaitement moulées dans cette jupe, mais son effort cognitif n’alla pas plus loin afin d’essayer de trouver une explication. C’est avec une moue doublement déçue qu’il se lança dans sa diatribe.
« J’ai consulté ce matin les rapports de ventes ainsi que le compte-rendu sur la stratégie marketing à prendre et je dois dire que je suis assez déçu. Pour tout t’avouer, je me suis même interrogé sur le pourquoi de ton salaire que je trouve aberrant au vu de ces médiocres résultats que j’ai devant moi. … »
Elle se demandait où était son fils. Etait il vraiment aller à la plage à Jounieh ou a-t’il filé en catimini à Tyr ? Elle se sentait impuissante en cours de journée et de semaine. Le week-end avait été pénible. Rien que le fait de remarquer qu’il ne jouait plus au football ou aux courses de voiture sur sa console de jeu faisait fracasser de hautes vagues de tristesse sur une âme déjà bien en peine.
« …C’est inutile de me parler de la situation, ce n’est nullement une excuse. Nous avons des objectifs à atteindre, et je pensais, apparemment à tort, que tu es la garante de ces résultats. Si j’ai décidé de ces objectifs, ce n’est pas pour faire joli, mais pour garantir la bonne marche de cette entreprise, et, de ce fait, la bonne marche de mes ouvriers qui sont censés toucher leur salaire. … »
A présent il était scotché en continu sur des jeux de guerre ou de combat, de plus en plus violents, à hauts renforts d’infinis torrents d’hémoglobine, de membres déchiquetés, de hurlements de douleur et de rauques râles d’agonie. Et ce foutu médecin qui avait choisi de prendre 2 mois de vacances… Elle allait arriver à court d’antidépresseur, vu le rythme avec lequel elle enfilait les pilules. D’ailleurs elle avait dû se résoudre à un rationnement encore plus drastique, passant en à peine dix jours de trois pilules quotidiennes à deux, puis à une seule pour terminer à une demie depuis samedi soir.
« … Or, si le niveau va continuer à voler aussi bas, je me verrai dans l’obligation de prendre les contraintes, certes douloureuses pour moi, mais nécessaires pour l’entreprise, de réduire les salaires, ou du moins d’imposer un malus. Il faut absolument qu’on dégage des bénéfices supérieurs de 10% à ceux de l’année passée. La croissance à deux chiffres est le mot d’ordre de cette boite, sa raison d’être. Donc ton mot d’ordre et celui de ton équipe, votre raison d’être, c’est de contribuer efficacement, d’être le moteur qui pousse l’entreprise vers ces deux chiffres. … »
Samedi soir, il voulait sortir, aller chez des amis à lui, à Achrafieh. Elle déclina poliment mais fermement la première fois. Devant les assauts répétés de son fils à renforts de « je suis en vacances », « j’ai terminé l’année avec une mention » « j’ai le droit de vivre », elle vit que toute tentative de raisonnement rationnel sur l’état du pays était vaine. Il lui tendit alors la perche en invoquant que son père, lui, l’aurait autorisé. Elle utilisa l’argument choc- mais 100% authentique tout de même- que son père l’avait supplié de ne pas sortir, ni elle ni les enfants. Sur quoi elle ponctua par la date de retour imminente que son mari lui avait annoncée, espérant injecter une dose de patience chez son amour de fils.
« …J’en ai assez qu’on prenne pour excuse la situation du pays pour justifier les mauvais résultats. La situation reflète le marché dans lequel nous sommes positionnés, or la première règle est de s’adapter au marché, d’avoir la flexibilité requise pour réagir dans des délais très courts à tout changement conjoncturel. Et justement, en tant que directrice des ventes ET du marketing, tu dois être la personne la plus réactive de ce groupe, voire la seule qui anticipe !!! … »
Rompu aux techniques de défense, peut être grâce- ou plutôt à cause- de ses jeux vidéos, son fils répliqua du tac au tac qu’il était opprimé, qu’on l’empêchait de s’épanouir, que rien n’allait se passer ce soir. Là elle se résout, à contrecœur, d’utiliser l’argument le plus stupide mais aussi le plus convaincant pour son fils « Comment rien ne va se passer ce soir ? Tu sais très bien que Michel Hayek a annulé son mariage parce qu’il a vu de très mauvaises choses pour ce soir ».
« …Je me souviens que lors de notre réunion sur la stratégie 2007 tu préconisais de revoir nos objectifs à la baisse à cause de la situation, et quelle était ma réponse ? C’est que tu dois remodeler ta stratégie pour atteindre ces objectifs. Je ne vois pas où ça a été fait. J’avais émis l’idée de jouer sur le I Love Life en le détournant comme message marketing, idée que tu as écartée alors que nombres d’entreprises l’ont adoptée. … »
Son coup fit mouche. La moue boudeuse transforma le visage de son enfant, le rajeunissant de 5 ans. Elle serrait de plus en plus fort l’accoudoir du fauteuil pour que ses larmes restent en place, puis utilisa sa deuxième ligne de défense- maudire le médecin et sa descendance. Lorsqu’elle en était à la 32ème génération maudite, son bébé retourna calmement dans sa chambre et les habituels coups de feu commencèrent à retentir, ponctué ça et là de quelques hurlements. Visiblement, la déception lui faisait perdre sa concentration, mais elle était sure, pendant que la rivière de larmes emplissait sa bouche, qu’il retrouverait la précision de son tir rapidement.
« …Je n’ai pas les chiffres mais je suis sûr que ça a fait un impact. Il ne faut pas prendre le consommateur, notre client, pour un grand génie. Ce sont des idiots basiques et il faut les traiter en tant que tel !!! Maintenant il y a l’armée au nord, les explosions, la FINUL au sud… Je ne sais pas bordel, il y a sûrement plein de slogans chocs qu’on peut utiliser en détournant la réalité !!! … »
C’était le pire argument qu’elle pouvait utiliser. Au lieu qu’elle n’essaye de contribuer à la construction et le renforcement de la perception et de l’intelligence de son fils, elle avait dû se réfugier dans le débile absolu, populiste, paranoïaque et régressif. Elle était impatiente que son mari retourne. Elle en avait marre de n’être authentique que quand elle était absolument seule. Elle voulait qu’il la prenne dans ses bras et qu’il ne la lâche plus. Jamais plus. Qu’il voit ses larmes qu’elle ne faisait que cacher, qu’il les embrasse doucement comme il sait si bien le faire.
« …Utilise un peu ton cerveau, fais travailler tes équipes jour et nuit, je veux voir des résultats concrets dès le mois prochain. Ton avenir est en jeu, donc je compte sur toi pour donner ton maximum ! »
Ne connaissant que trop bien son patron, elle répliqua avec autant de brièveté que d’assurance qu’il ne devait pas s’inquiéter, qu’elle était confiante en son équipe, qu’ils feraient en sorte que juillet 2007 soit encore mieux que juillet 2006, c’est sûr, ils vont le faire, ils atteindront l’objectif. Lorsqu’il dodelina de la tête, satisfait et repu de son autorité, elle s’excusa, tourna les talons et imprima un mouvement chaloupé à sa marche, persuadée que ce gros porc devait tanguer aux mouvements de son postérieur. A présent sa vision ne contenait plus de marteau, c’était une massue incrustée de clous qui fracassait progressivement le corps du président, en commençant par les pieds.